2013 – Eurodiagonale – MALAGA (Espagne) / PERPIGNAN

Synthèse

  Trajet : Malaga / Perpignan

  Dates : du 2 au 9 avril 2013
  Distance : 1292 km

  Dénivelée : 13 523 m

  Participants :

Marzais Christophe

Gauthier Gérard

  Homologation FFCT : 13-001
    Étapes
1 MALAGA / DEIFONTES (Granada) 159 km 2423 m
2 DEIFONTES / PUENTE de GENAVE (Jaen) 190 km 2015 m
3 PUENTE de GENAVE / INIESTA (Cuenca) 187 km 965 m
4 INIESTA / ALFAMBRA (Teruel) 194 km 1830 m
5 ALFAMBRA / MEQUINENZA (Saragossa) 203 km 2205 m
6 MEQUINENZA / BERGA (Barcelona) 192 km 2140 m
7 BERGA / PERPIGNAN (66) 167 km 1945 m

 


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« Jamon, ou la cinquième cuisse »

Prologue

Enfin en possession d’une clef à rayons, dénichée in extremis après une course folle dans Malaga, Christophe opère à même le trottoir, et dévoile nos roues malmenées pendant le transport aérien.

– « Gérard, tu viens de changer ta chaîne, elle parait neuve ? »

– « Presque… elle n’a que 5000 km !»

Quand vient le tour de remise en état de sa monture, je l’observe à l’œuvre inspectant son vélo retourné. Les galets de la transmission, ainsi exposés, témoignent de périples christobaliens dans des contrées exotiques.

L’analyse de la gangue noirâtre, qui enrobe généreusement les maillons de la chaîne, révèlerait un mélange composé de graisse d’otarie de Nouvelle-Zélande, agglomérée avec de la pulpe de cactus mexicain.

Pour adapter la viscosité au climat tropical, le mélange a parfois été épaissi avec du riz gluant japonais. Pour les zones plus tempérées, une once de bave de dromadaire marocain[1] a suffi pour fluidifier l’amalgame.

Avec cet ersatz de lubrifiant, enrichi avec de poussière glanée au levant et au couchant sur les deux hémisphères, le voilà paré pour traverser l’Espagne.

 

1er jour   MALAGA (Malaga) / DEIFONTES (Granada)

159 km – Dénivelée 2423 m


L’objet magique posé à l’avant de mon guidon devait nous aider à sortir de Malaga sans hésitation. Mais le dialogue de sourds qui s’instaure, plutôt mal que bien, entre les satellites et le GPS, rend dérisoire ce concentré de technologie avancée.

Nous sortons à peine des faubourgs ; déjà les doubles chevrons, à répétition, se font sentir sous la pédale. Malgré la route virevoltant en tous sens pour s’extraire de la ville, le doute n‘est plus permis : nous sommes dans la bonne direction, prêts à grignoter les neuf cent et quelques mètres d’ascension continue promis par la feuille de route.

Une fois dépassée la saignée de l’autoroute tracée à flanc de montagne, la rumeur de la ville s’éteint. De loin en loin, quelques rares villas s’accrochent aux versants, puis la ville disparaît pour de bon.

De virage en virage, la route s’élève au milieu des pins, bordée par endroits de figuiers de barbarie et d’agaves.

Avant de tourner définitivement le dos à la Méditerranée, du haut d’une épingle, nous contemplons une dernière fois, la ville et le port baignés par la lumière matinale.

Lorsque nous entrons dans le parc naturel Montes de Malaga, le profil s’apaise enfin.

La montée se poursuit en pente régulière dans le silence d’une forêt où les chênes lièges se mêlent aux pins et aux chênes verts. Dans les lointains, les reliefs boisés caressés par les nuages se profilent. Pour contourner un éperon rocheux, la route emprunte deux tunnels courbes et se déroule en exécutant un double salto. Fort de mon expérience d’ancien projeteur routier, j’imagine qu’un tracé aussi étonnant n’a pu être conçu que par le cerveau tourmenté d’un ingénieur des ponts et chaussées, à moins qu’il n’ait été inspiré par une bourrique rechignant à avancer.

Alors que je scrute la carte pour repérer cette singularité, je réalise soudain que ma vision de l’œil gauche s’est altérée : je ne perçois plus que de vagues contours et suis incapable de décrypter la toponymie. Alternativement, je ferme un œil, puis l’autre, avant de réaliser qu’il manque un verre à mes lunettes de sport. En recouvrant la vue, je retrouve aussi la mémoire : hier soir, je me souviens avoir écrasé un verre de lunettes dans ma chambre d’hôtel…

La crainte de la canne blanche passée et un premier millier de mètres d’ascension avalé, un petit déjeuner s’impose.

Dans l’auberge (espagnole, comme il se doit), un homme coiffé d’une chapka de militaire soviétique ornée d’un authentique insigne de la Guardia Civil, sirote un café arrosé. Accoudé au comptoir, il évoque le souvenir de ses études à Paris, pimentées par des virées sur les barricades avec un certain Dany le Rouge.

Devenu cadre chez Coca-Cola, il avoue s’être embourgeoisé : il raconte le retour sur les lieux de ses combats, mais cette fois pour déjeuner à « la Tour d’Argent ». Un bon restaurant, convient-il… mais qui ne saurait égaler le meilleur d’entre tous : « l’Ambroisie » ! Sa compagne, une sexagénaire d’origine hollandaise, encore belle, sourit à l’évocation de ces histoires qu’on devine ressassées.

Plus loin nous retrouvons l’homme à la chapka courant sur la route déserte. Il nous adresse un signe amical tandis que la belle batave le suit à distance au volant du 4×4 familial.

Après une longue descente, la ville blanche de Colemenar apparaît. La rue principale bordée de trottoirs carrelés en damier rouge et blanc est plantée avec deux alignements d’orangers encore chargés de fruits.

Au-delà, notre chevauchée se poursuit entre les vergers d’amandiers et de pêchers. Puis, la route s’élève à nouveau, dominant les oliveraies qui s’étalent partout sur les pentes. L’implantation régulière des arbres souligne la moindre ondulation du terrain.

À l’approche du col del Alazores, la route se faufile un moment entre de pâturages verdoyants, au pied de chaînons rocailleux. Au sommet, les nuages bas plaqués sur les versants qui enserrent le col, frôlent nos casques.

Pendant une vingtaine de kilomètres, nous nous laissons glisser sans effort cinq cent mètres en contrebas. Dans le fond de vallée où file la route, les villages rapprochés se succèdent entre des cultures irriguées qui viennent mourir au pied des collines constellées d’oliviers.

Huétor-Tájar, au restaurant où nous déjeunons, certains clients dégustent l’asperge verte revenue dans l’huile d’olive avec un verre de vin rouge coupé à l’eau gazeuse.

À la reprise, pour m’occuper, j’essaie de compter les oliviers, mais alors que je dénombre le 82 563 eme, la masse blanche de la sierra Nevada apparaissant vers Obeilar vient perturber mon décompte.

Un peu plus tard, nous arrivons à la Casa rurale de Deifontes, le but de notre journée. Un autre décompte commence ; sur l’écran géant le Barça de Barcelone affronte Paris-Saint-Germain. À chaque but, mais pas toujours à la même table, ni aux même moments, les verres se lèvent. À la fin du match, malgré un score final à 2-2, le patron des lieux a au moins cinq buts d’avance. Dans l’ambiance euphorique, la patronne, consciente que l’heure espagnole ne lui permettra pas de nous voir partir le lendemain, nous fait la bise en guise de bonsoir.

 

2ème jour     DEIFONTES (Granada) / PUENTE de  GENAVE (Jaen)

190 km – Dénivelée 2015 m


Aujourd’hui, notre terrain de jeu est l’immense oliveraie à cheval sur les provinces de Grenade et Jaen.

Jusqu’à la mi-journée, nous roulons dans un espace entièrement façonné par l’homme et paradoxalement nous n’en rencontrons aucun.

À perte de vue le quadrillage des arbres s’étale, dessinant une composition où le vert tendre des cultures tranche avec celui plus profond des oliveraies. Dans ce décor à thème unique, sans cesse répété avec d’infimes variations, la campagne andalouse semble être l’œuvre d’un peintre qui se serait évertué à décliner toutes les nuances de l’arbre tourmenté.

Isnalloz

Entre le gros bourg d’Isnalloz, massé au sommet d’une colline et Domingo Pérez, la chaussée non revêtue nous contraint pendant quelques kilomètres, à nous concentrer pour préserver nos pneus.

Dans la petite ville de Jodar, nous remarquons des chantiers de lotissements presque achevés à l’abandon et des rez-de-chaussée d’immeubles neufs murés. Au cours de notre périple, nous constaterons à plusieurs reprises les signes tangibles de la crise économique sévissant ici.

Au-delà, la chevauchée se poursuit sur un parcours ondulant agrémenté par la petite cité de Huelma, lovée dans un creux, au pied d’un château fort.

Puis, pendant une bonne heure nous longeons le Guadalquivir. Peu à peu, les nuages légers qui rehaussaient la profondeur du paysage disparaissent, vaincus par la masse grise poussée par le vent de nord-ouest.

À la sortie de la vallée coupée par un petit barrage, nous déjeunons à la Casa Pepe, unique restaurant de Puente de la Cerrada. Le seul autre clients est un gitan. Il n’a droit qu’au mépris du patron et à un demi verre de vin, faute d’avoir les moyens ou l’envie de payer le verre entier. À voir la propreté de cette gargote, l’adresse n’aura jamais la réputation de « l’Ambroisie », ni même celle de « la Tour d’Argent ». La morue froide servie ici et l’amabilité du maître des lieux ne méritent guère qu’on s’y arrête.

Tandis que nous cheminons, pendant une vingtaine de kilomètres, quelques gouttes tombent par intermittence. Elles nous préparent mentalement à une fin d’étape mouillée. Mais, avant de passer à la douche, nous avons droit au bain de pieds !

À Mogon, le Guadalquivir en crue,  est sorti de son lit, inondant même la rue principale. L’obstacle ne parait pas infranchissable, tout au plus une vingtaine de centimètres d’eau au point le plus critique. Alors, sous le regard amusé de la police locale, postée aux abords de la zone inondée, nous expérimentons le vélo nautique.  Maintenant, nous voilà trempés ! La pluie peut bien tomber, on s’en moque, nous sommes des durs !

La suite montre qu’il est risqué de provoquer le ciel. Au moment où nous nous engageons par une montée interminable sur un chemin inauguré par l’arrière-grand-père du caudillo et jamais entretenu depuis, des trombes d’eau se déversent sur nous.

Passé cet horrible tape-cul, nous devons rouler encore une trentaine de kilomètres sous une pluie drue. Le déluge cesse comme par enchantement à notre arrivée à Puente de Genave. Entre temps, le GPS a déclaré forfait et mon pneu avant a percé sur le parking de l’hôtel.

Certains jours, la bière San Miguel est amplement méritée !

 

3ème jour     PUENTE de GENAVE (Jaen) / INIESTA (Cuenca)

187 km – Dénivelée 965 m


Villapalacios : dans le café vaste comme un hall de gare, des ouvriers prennent leur petit déjeuner. La télévision débite un programme dont j’ai l’impression de connaître d’avance la teneur : du foot, du football, et parfois pour varier, des histoires de ballon rond. Comme la météo peut influer sur le cours du prochain match, une blonde plantureuse précise que la pluie continuera de la Galice à l’Aragon. Je la maudis !

Puis, c’est au tour d’un entraîneur de commenter un match, passé ou prochain, avant que la bimbo de service prenne le relais. Elle croit utile de renchérir avec des prévisions de plus en plus calamiteuses. Parfois entre le foot et la météo, le roi Juan Carlos ou une princesse font une apparition …

Je comprends mieux la télévision lorsque je ne comprends pas !

Dans la grisaille matinale, sur cette route de Castilla-Mancha, la route longtemps plate et obstinément droite me parait bien monotone. Alors, je me laisse aller sans chercher à suivre Christophe, qui depuis un long moment déjà, n’est plus en vue. Parfois, lorsque l’effort est modéré, je sombre dans un vagabondage mental qui m’apaise. Mais ces moments cotonneux ne durent guère. Entre Alcaraz et Robledo, une longue montée vient m’occuper les jambes, me forçant à sortir de cette torpeur.

Pendant une quarantaine de kilomètres, aidé maintenant par le vent, je reprends un rythme plus sportif en remontant par un parcours plus sinueux la vallée du Rio del Cubillo puis celle du Rio del jardin. Par endroits, lorsque la vallée se rétrécit, la rivière déborde dans les peupleraies.

Après Balazote, la monotonie s’installe à nouveau avec une route désespérément rectiligne jusqu’à Albacete. Ici, comme ailleurs la ville s’annonce par un interminable cortège d’entrepôts et de panneaux publicitaires. Au-delà de cette laideur s’affiche la preuve qu’une certaine Europe existe. Après le panneau Décathlon, je reconnais le petit oiseau rouge d’Al campo et le logo de Leroy-Merlin, dont le nom plus difficilement « hispanisable » a été préservé. Dans cet alignement de garages et de bâtiments industriels s’intercale parfois un lupanar miteux aux enseignes racoleuses, preuve que l’Europe n’est pas seulement mercantile, elle sait aussi respecter les particularismes locaux même les plus rétrogrades.

La sortie de la ville, où nous nous rejoignons, nous oblige à goûter une autre spécialité locale : le cyclotourisme autoroutier. Faute d’avoir pu trouver un autre itinéraire, nous sommes contraints de rouler, en toute légalité, sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autovia, poussés par le souffle puissant des camions qui nous frôlent. Heureusement, la bretelle de sortie se précise au pied des énormes silos de la zone industrielle de Romica.

Nous nous réfugions dans un restaurant où perce le premier vrai rayon de soleil de la journée, la radieuse Christina. Souriante et fraîche, aimable et gracieuse, nous ne nous attendions pas à trouver pareille merveille dans un lieu si ordinaire. Et pour ne rien gâter, la charmante est cycliste. Elle a décidément tout pour plaire…

Après chaque repas, Christophe est souvent à la peine. Je savoure alors ce plaisir rare, mais qui ne dure jamais très longtemps : le savoir à l’abri à l’arrière de ma roue. Mais à Motilleja, village où un architecte a osé construire un lotissement hideux pastichant des moulins à vent, il caracole à nouveau en tête. 

À Ledana, nous nous arrêtons devant une chapelle dédiée à San Cristobal. En hommage au saint homonyme, mon compagnon de route pose dans une attitude recueillie pendant que j’immortalise cet élan soudain de piété.

Le dévot d’un jour engage la conversation avec deux vieilles dames en promenade. La plus jeune lui indique un fleuriste où il pourra trouver une offrande pour le patron des voyageurs. L’autre, intriguée se tait. Du coin de l’œil, elle détaille l’olibrius coiffé d’un casque surmonté d’une lampe frontale, les yeux masqués par des lunettes fumées enveloppantes, parlant espagnol comme un taureau français. Poursuivant son inspection, elle remarque que ce minotaure, moulé dans une tenue noire, porte un tatouage énigmatique à la base du mollet droit. À son regard craintif, je devine la supplique qu’elle adresse secrètement à San Cristobal (celui de la chapelle) : « Vade retro Satanas ! ».

Alors pour exaucer la vielle dame, nous enfourchons nos machines infernales, direction Iniesta

Au terme de l’étape du jour, notre hôtesse, madame Isabel, nous accueille dans sa demeure du XVIII° siècle aux fenêtres ornées de grilles en fer forgé. En français teinté d’accent castillan, elle propose de laver nos tenues et pour nous éviter d’avoir à endurer mutuellement nos ronflements mutuels, elle nous installe chacun dans une chambre.

Peine perdue, car malgré l’épaisseur des murs et la hauteur impressionnante des plafonds, un tonitruant chant de luettes emplit bientôt toute la maison.

 

  

4ème jour     INIESTA (Cuenca) / ALFAMBRA (Teruel)

194 km – Dénivelée 1830 m


Après le passage des plusieurs tunnels, sur une route en corniche dominant la retenue du barrage de Villargordo del Cabriel, la pluie nous surprend, alors que nous roulons depuis une heure à peine. En haut de la montée, l’instinct nous guide vers le bar « Los Angeles ». L’enseigne ne laisse pourtant pas supposer qu’un feu d’enfer brûle ici. Nous réquisitionnons des chaises pour faire sécher nos vêtements dégoulinants autour du poêle installé au milieu de la salle.

L’averse passée, nous cheminons sur un plateau désert ondulant au milieu des vignes parsemées de fleurs blanches se détachant sur le sol ocre. En contemplant ce paysage de rocaille où les ceps énormes s’alignent à perte de vue, je me remémore le goût corsé du vin de la Manchuela, dégusté la veille au soir.

Nous roulons longtemps sans croiser âme qui vive. Aux premiers reliefs, la vigne et les vergers disparaissent, le froid devient plus vif et le ciel s’assombrit, de plus en plus menaçant.

Les premiers flocons ne tardent guère ; Christophe imaginant un simple aléa neigeux passager, me photographie tandis qu’un chasse-neige me dépasse.

Une heure après, je le retrouve grelottant dans la station-service de Talayuelas où un thé chaud est déjà servi. En m’attendant, Christophe a convaincu le garagiste de lui céder, pour deux Euros, une paire de gants prélevée sur un lot qui comprenait également une écharpe et un bonnet. Force est de constater que le sens du commerce peut parfois pallier l’imprévoyance…

Lorsque nous quittons notre refuge, l’averse de neige s’intensifie. Sur les hauteurs, entre Graja de Campalbo et Manzaneruela, les flocons métamorphosent les buissons en cotonniers en fleurs.

Plus loin, alors que la neige s’est arrêtée de tomber, un fourgon s’arrête à notre hauteur. L’homme inquiet pour notre sécurité, nous propose de charger les vélos dans le camion. En lui montrant nos plaques de cadre, Christophe lui indique en riant que notre contrat l’exclut.

Dans la descente vertigineuse qui plonge par des lacets serrés vers Santacruz de Moya, 400 mètres plus bas, l’efficacité du freinage est fortement atténuée par les jantes mouillées. À plusieurs reprises, je dois m’arrêter pour reposer mes mains endolories à force d’être crispées sur les manettes.

Casas Bajas

La route s’installe enfin au fond de la vallée de la Turia. D’abord enserrée entre des falaises abruptes dominées par des pinèdes, elle se dégage peu à peu de l’étreinte rocheuse et louvoie en corniche à hauteur des cimes des peupliers qui bordent la rivière. Tour à tour les villages de Casas Bajas et Casas Altas, masqués jusqu’au dernier moment par les rochers et la végétation, se dévoilent.

Ademuz : le vélo de Christophe, installé en évidence, m’indique le lieu du ravitaillement. Toujours bien inspiré, mon comparse a trouvé le seul restaurant de la bourgade avec des pâtes au menu et du feu dans l’âtre. Nous pourrons repartir secs.

Après les péripéties de la matinée, la remontée de la vallée de la Turia, jusqu’à Teruel nous parait reposante. Sur ce parcours roulant, pendant une cinquantaine de kilomètres nous parvenons à naviguer de conserve.

Teruel, encore une vingtaine de kilomètres et nous pourrons nous reposer. Mais à Villaba Baja le propriétaire du gîte censé nous accueillir, nous informe qu’il s’est ravisé, prétextant que le prix de la location ne suffirait pas à couvrir les frais de chauffage.

Avec le retard accumulé, il est vingt et une heures passées lorsque nous arrivons à Alfambra. Le village ne semble avoir pour tout attrait qu’une gare abandonnée, des rues désertes où le vent s’engouffre, et un propriétaire inconstant de chambre d’hôtes.

Mais, la providence nous accompagne. Dans l’unique bistrot du village, la patronne, aimable, nous prépare un repas pendant que sa fille contacte et trouve un autre propriétaire disposé à nous recevoir.

« Muchas gracias, señora y señorita ! »

 

5ème jour     ALFAMBRA (Teruel) / MEQUINENZA (Saragosse)

203 km – Dénivelée 2205 m


À peine sortis du gîte, le vent glacial nous saisit. Sur la route déserte un panneau à message variable nous indique laconiquement le menu et la tendance du jour : moins 4°C.

Notre progression laborieuse, sur le plateau dénudé qui n’en finit pas de grimper, est contrée par un fort vent de trois quarts avant qui amplifie la morsure du froid. Seule note insolite dans ce paysage désolé, la silhouette en tôle d’un train, à jamais arrêté sur un viaduc abandonné, parvient à nous distraire un instant.

Passé le Puerto El Esquinazo (1375 m), la route oblique franchement vers l’Est. Pour lutter contre le froid polaire qui nous assaille, nous pédalons de plus belle sur un faux plat descendant, poussés cette fois par le vent devenu plus favorable. Dans cette Sibérie espagnole, les rares hameaux et les villages que nous traversons, semblent avoir été désertés.

Après la courte halte du petit déjeuner à Cobatillas, nous débutons notre seconde ascension de la journée. Nous grimpons sans vraiment peiner, un peu inquiets à la vue de ta clarté laiteuse du ciel. Bientôt les premiers flocons tombent. À peu de distance l’un de l’autre, nous montons jusqu’au dernier hameau niché dans un replat.

Au-delà, la route se redresse brusquement. La neige, plus dense, blanchit maintenant le paysage. Elle souligne les champs en terrasses dominant le hameau estompé par la lumière grise.

La trace des roues encore visible me dit que Christophe n’est pas très loin. Transi, sans couvre-chaussures et en cuissard corsaire, il m’attend au Col de Majalinos (1450m).

Nous entamons la descente ensemble mais je renonce à le suivre.

Par précaution, je déchausse les cale-pieds, et avance jambes écartées, prêt à parer à une glissade. J’essaie de descendre en retenant le vélo, les mains crispées sur les freins. J’éprouve une curieuse sensation : à l’appréhension de la chute se mêle la griserie de vivre un moment peu ordinaire

Sentant les mains s’engourdir, je m’arrête. La neige projetée par le freinage s’accumule en glaçons sur l’étrier du frein arrière. Pendant trois kilomètres encore, la neige recouvre la chaussée, puis le revêtement mouillé réapparaît, presque rassurant.

Dans une côte sévère, à l’entrée d’Eljuve, Christophe, pourtant rescapé du froid[2], me fait un aveu :

« Dans la descente, je ne sentais plus mes pieds, ni mes mains, j’ai dû marcher pour essayer de me réchauffer, jamais je n’ai eu aussi froid à vélo ».

Deux heures après le passage du col et 700 m plus bas, le soleil est de retour. Le vent nous catapulte à 44km/h pendant une demi-heure jusqu’à Calenda.

Nous contournons Alcaniz, protégés du vent par les talus d’une déviation. Alors que nous sommes lancés à grande vitesse dans une longue descente, la route débouche sur un viaduc surplombant un vallon où le vent s’engouffre. En arrivant sur le pont, la violence des bourrasques me surprend.  Pour maintenir la trajectoire, je cramponne les mains aux cocottes.

Sur l’autre flanc de la vallée, je dois à nouveau affronter l’ennemi dans une montée, orientée cette fois face au vent. Je suis debout sur les pédales mais la force me manque pour avancer. Résigné, je pose pied à terre et choisit de continuer à pieds tant que la route m’obligera à ce combat perdu d’avance.

La bosse à la sortie de la ville ne dure pas. La route finit par prendre un cap moins défavorable et s’installe sur un plateau aride. Par moments, ce décor désolé, ces pierrailles où ne pousse qu’une maigre végétation, cette route bosselée qui court se perdre à l’horizon, me rappellent des paysages d’Iran.

En haut d’une montée, j’aperçois le vélo de mon coéquipier. Christophe a repéré un amandier et a trouvé quelques coques noircies de la saison passée. Il les concasse sur une pierre. Le goût légèrement amer de l’amande sèche reste longtemps en bouche. Nous roulons ensemble jusqu’à Caspe.

Encore deux heures de route avant le terme de l’étape. L’énergie me manque pour affronter les bosses émaillant le trajet ; je progresse lentement dans ce paysage vide posé en bordure d’un lac de retenue d’un barrage.

Christophe, encore tonique, me précède à quelques kilomètres de là.

Je roule ainsi seul, plus de trente kilomètres, sans rencontrer un seul village. Enfin, alors que la nuit tombe et que je sens venir le froid, la route plonge d’un coup vers les lumières de Mequinenza qui scintille au bord du lac.

 

6ème jour     MEQUINENZA (Saragosse) / BERGA (Barcelone)

192 km – Dénivelée 2140 m


Une fois n’est pas coutume, la journée se présente sous les meilleurs auspices : le soleil est au rendez-vous, le vent joue relâche et le parcours est roulant. Sans les bagages, j’aurais l’impression d’une sortie dominicale. À cela rien d’étonnant, nous sommes Dimanche…

Pour satisfaire à nos obligations de dévotion, nous égrenons des dizaines de chapelets de giratoires. Chaque tour sur ces manèges marquant immanquablement l’entrée et la sortie des bourgades, nous conforte dans l’idée que la maladie fortement contagieuse de la « tournicoterie », s’est aussi propagée chez les édiles catalans.

Nous remontons sans difficulté de grandes avenues de Lerida interdites à la circulation à cause d’une manifestation sportive. Les policiers postés aux carrefours, plutôt compréhensifs, nous facilitent la traversée de la ville.

Après Balaguer, la route vallonnée se cabre dans une rude montée vers le bourg de Cubbels perché sur un mamelon. Vers Ponts, pour profiter des premiers rayons du soleil de la saison, nous endossons enfin une tenue légère et poursuivons sur notre lancée sans même consulter la carte. L’euphorie de la route facile par beau temps cesse d’un coup, lorsque dans une montée la manette de mon dérailleur avant casse.

Ma première réaction est de me faire traduire l’expression décrivant la faible estime dans laquelle je tiens les concepteurs de cette pièce en résine à la fiabilité si douteuse.  Pour me défouler, je répète la phrase à plusieurs reprises : « Campagnolo es mierda ! ».

Christophe, craignant que l’incident ne compromette la suite de la randonnée s’évertue à me réconforter, il récupère ma mascotte tombée sur la route, un petit canard noir en plastique trouvé dans un caniveau.  À plusieurs reprises, me voyant à la peine en montée, il me pousse. Je le rassure : lors du dernier Paris / Brest / Paris, j’ai déjà connu la même mésaventure, sans pour autant échouer.

Dans le petit village d’Oguem, un agréable déjeuner en terrasse dans une auberge tranquille nous permet de relativiser : l’erreur de parcours est sans conséquence et je pense être capable de m’accommoder du profil de la route en changeant de plateaux comme aux temps héroïques. Pour que je puisse utiliser toute la gamme des pignons, nous démontons le dérailleur.

Malgré le handicap mécanique, les rampes sévères et quelque 400 mètres de dénivelée, la montée du col de Clara est un vrai moment de plénitude, le silence est si rare…

À Solsona, nous retrouvons l’itinéraire prévu.

Sur les quarante derniers kilomètres, le final de la journée se joue solo, Christophe fait rougir le boîtier de pédalier tandis que j’écrase mollement les pédales en musardant sur une route sinueuse serpentant entre des pinèdes.

Lorsque j’arrive à l’hôtel à Berga, la charmante et distinguée réceptionniste est occupée longuement avec un couple de clients âgés. Alors, pour signaler mon arrivée, j’envoie un texto à Christophe. La réponse ne se fait pas attendre : « Monte, chéri, c’est la chambre 411 ! ».

Déjà douché, en tenue de ville, il est là depuis une heure. Il trépigne et me presse de descendre au bar pour poursuivre la conversation avec la belle Helena avec laquelle il a déjà fait connaissance.

 

 

7ème jour     BERGA (Barcelone) / PERPIGNAN (Pyrénées-Orientales)

167 km – Dénivelée 1945 m


À la sortie de Berga, Christophe, pourtant renseigné par un passant, fonce tête baissée sur l’autovia en plongeant vers des abîmes alors que nous devions partir à l’assaut des cimes.

Après deux kilomètres de descente, il se ravise : demi-tour ! Nous voilà contraints d’enjamber, avec nos vélos sur le dos, la double glissière en béton armé du terre-plein central pour rebrousser chemin. Je cherche à comprendre la raison de cette méprise et ne trouve qu’une seule explication : la troublante Helena a pris tout l’espace disponible sous son casque. 

Après avoir ingurgité nos bocadillos du matin, nous repartons en roulant chacun à notre rythme. Les lentes montées sont agrémentées par les sonnailles des vaches qui broutent dans des prés enserrés entre les pinèdes. Ce tintinnabulement me transporte dans la Franche-Comté natale, au milieu des sapins et des années soixante.

Un peu après Rippoll, une sonnerie plus contemporaine retentit. Par texto, Christophe m’avertit de sa halte au marché de la ville. Certain qu’il ne me rattrapera vite, je lui réponds : « je continue».

En chemin, j’en profite pour traîner un peu et admirer un moment le superbe pont de Sant Joan De Les Abadesses.

Mais, une heure après son message, l’homme n’a toujours pas réapparu. Aurait-il fait demi-tour pour retrouver la belle Helena ?

Finalement, à Camprodon le poursuivant me rejoint avec un nouveau compagnon de route, un certain « Jamon Pata Negra ». Christophe m’explique comment il a adopté ce nouveau coéquipier à la cuisse charnue : il a fallu d’abord le goûter, l’emballer et trouver le moyen pour le transporter. Hilare, il montre le jambon, acheté au marché de Ripoll, suspendu à son épaule. À ce client singulier, la vendeuse a offert une planche à découper et un support que mon comparse a dû arrimer au porte-bagages. Ainsi lesté, la montée d’une dizaine de kilomètres vers le col d’Arès devrait être menée à un rythme tranquille.

Mais, je déchante vite, le jambon en bandoulière ne l’embarrasse guère ; au contraire il semble même lui donner des ailes. Décidément, quelqu’un né un 29 Février [3] ne peut pas ressembler au commun des cyclistes !

Pendant toute la montée, je ne peux réprimer des crises de fous rires en pensant à l’énergumène qui maintenant me précède. A certains moments, j’en ai même le souffle coupé.

En haut du col, le vent se lève, la pluie menace. Christophe repart de plus belle.

Je m’arrête un moment dans ce lieu complètement désert, qui marque la frontière. Une plaque commémorative évoque « la retirada », la retraite des républicains espagnols. Des images en noir et blanc défilent, j’imagine un moment des cohortes de réfugiés en route vers l’exil, les familles à jamais séparées et les destins bouleversés.

Aujourd’hui, l’histoire est presque effacée. Au sommet du col, la frontière existe à peine !

Prats de Mollo (64)

À partir du col d’Arès, rejoindre Perpignan devrait être facile. Mais parfois la poisse s’invite : le vent glacial nous accompagne jusqu’à Prats-de-Mollo, puis lorsqu’il devient plus supportable, une pluie diluvienne s’abat. Elle dure pendant toute la descente des gorges du Tech., Lorsqu’elle cesse enfin vers Arles-sur-Tech, nous sommes jetés dans une circulation intense sur une route étroite où certains automobilistes nous font sentir à quel point nous sommes indésirables.

À la sortie d’Amélie les bains, nous délaissons cette furie automobile pour une route plus tranquille, le soleil daigne enfin se montrer, le centre du monde n’est plus très loin.

Perpignan : « Jamon Pata Negra » est arrivé à bon port. Mission accomplie !

Son voyage n’aura duré que 120 km et sa cuisse n’a pas vraiment souffert. Les nôtres ont été un peu plus éprouvées et les embûches n’ont pas manqué : l’inondation, la pluie, le froid, le vent, la neige et le dérailleur hors d’usage. Pour que le bouquet soit complet, il ne manque que la grêle.

La grêle, ce sera une autre fois, mais la grève, c’est pour ce soir ! Nous voilà cloués à Perpignan…[4]

 

8ème jour – Épilogue


Après une courte négociation, les contrôleurs sensibles à nos difficultés de transport nous accompagnent vers la motrice où ils ont accepté d’embarquer nos montures. Pour rejoindre le quai, nous empruntons l’escalier roulant. Le cerveau encore embrumé par une nuit trop courte, je me contente de suivre la troupe.

Parvenu presque au sommet de cette ascension, rendue pour une fois facile grâce à l’escalator, je suis soudain déséquilibré. Le poids de mon vélo harnaché avec les deux sacoches m’entraîne. Je tente de le retenir. Obstinément agrippé au guidon, je dévale l’escalier, brinqueballé de marche en marche. Le spectacle grotesque dure un peu : la mécanique infernale s’évertue à vouloir me remonter, tandis que la loi de la gravité m’emmène inexorablement vers le bas.

 

Quand je m’immobilise enfin, les contrôleurs sont déjà en bas pour me secourir. Un peu contusionné, blessé à la main, le pantalon déchiré, je suis maintenant tout à fait réveillé.

Christophe me rassure sur l’état du dérailleur ; pour le reste, il sait que je suis un animal coriace. Comme, il s’esclaffe de tant de maladresse, je lui rétorque :

            – « Je suis victime de mes habitudes : s’il m’arrive parfois de freiner dans les descentes glissantes, sache que je ne supporte pas de freiner dans les montées ! »

 


[1] Les pays cités ont réellement été parcourus par Christophe à vélo. La Thaïlande, la Jamaïque, Cuba et les USA  comptent également à son palmarès cyclotouriste.

[2] Lors d’une diagonale en solitaire (Hendaye-Menton) en Janvier 2009,  Christophe arrêté par une tempête de neige dans la région d’Aix en Provence a été hébergé avec des automobilistes piégés sur l’autoroute.

[3] Très tôt, il a aimé se singulariser !

[4] Le train couchettes que nous devions prendre le soir même est annulé. Nous parviendrons à négocier un retour avec des contrôleurs dès le lendemain.

 

  Album photo de cette excursion



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